
Le Grand Uniforme de l’École polytechnique incarne plus de deux siècles de tradition militaire française. Depuis 1796, cet habit d’apparat a traversé les régimes politiques en s’adaptant aux évolutions historiques. Comprendre son histoire et sa symbolique permet de saisir toute la richesse de l’héritage polytechnicien et l’attachement des élèves à cette tradition vestimentaire unique.
Évolution historique du Grand Uniforme polytechnicien
L’histoire du Grand Uniforme de l’École polytechnique reflète fidèlement les bouleversements politiques et militaires qui ont marqué la France depuis la fin du XVIIIe siècle. Cette tenue emblématique, devenue symbole d’excellence et de tradition, a connu de nombreuses transformations au gré des régimes successifs et des réformes institutionnelles.
Les origines révolutionnaires (1795-1804)
L’École centrale des travaux publics est créée le 21 ventôse an III (11 mars 1795) et prend le nom d’École polytechnique avec la loi du 15 fructidor an III (1er septembre 1795). Le premier uniforme de l’École polytechnique est attribué en 1796 (an IV) sous le Directoire. En 1798, un uniforme est créé avec un habit à châle fermé par cinq boutons dorés, coupé à la française, veste et pantalon couleur bleu national, d’aspect plus civil que militaire.
L’introduction de cette tenue répond à un objectif disciplinaire, permettant d’instaurer plus de rigueur et d’ordre au sein de l’établissement.
La période napoléonienne (1804-1815)
L’arrivée de Napoléon au pouvoir marque un tournant décisif pour l’École polytechnique. Avec la militarisation progressive de l’établissement sous l’Empire, l’uniforme existant est maintenu et reflète le statut particulier accordé aux polytechniciens dans la hiérarchie impériale. Cette tenue devient ainsi un marqueur social et institutionnel, distinguant clairement les futurs ingénieurs de l’État des autres formations militaires de l’époque.
La parenthèse de la Restauration (1816-1822)
Le retour des Bourbons sur le trône bouleverse radicalement la tradition vestimentaire polytechnicienne. L’ordonnance du 4 septembre 1816 supprime l’uniforme militaire, le remplaçant par une tenue bourgeoise. Cette décision s’inscrit dans une démarche plus large de démilitarisation de l’École, perçue comme trop liée à l’héritage napoléonien.
Cette période marque une rupture temporaire avec la tradition militaire de l’établissement, les élèves adoptant une tenue civile qui les rapproche davantage des étudiants des autres grandes écoles de l’époque.
Le rétablissement sous la Restauration (1822-1848)
Les ordonnances royales des 17 septembre et 20 octobre 1822 marquent le retour de l’uniforme militaire à Polytechnique. Cette décision reconnaît implicitement l’importance stratégique de l’établissement dans la formation des cadres techniques de la Nation.
Cet uniforme de 1822 est porté sans modification sous Louis-Philippe jusqu’à la chute du Second Empire, préservant les éléments distinctifs de l’identité polytechnicienne.
Les réformes de la fin du XIXe siècle
L’année 1889 marque une étape significative avec l’adoption d’une vareuse plus courte, ornée de sept gros boutons caractéristiques. Cette modification répond à des considérations à la fois pratiques et esthétiques, la nouvelle coupe offrant plus de liberté de mouvement tout en conservant l’élégance de la tenue.
Évolution des attributs distinctifs
L’année 1903 marque une autre étape significative avec la modification des attributs au collet. Les branches de laurier entrelacées cèdent la place à la grenade, emblème plus spécifiquement militaire. Ce changement reflète l’évolution du statut de l’École et de ses diplômés dans l’appareil militaire français, particulièrement dans le contexte de préparation au conflit européen qui se profile.
| Période | Régime politique | Caractéristiques de l’uniforme |
| 1796-1804 | Directoire/Consulat | Uniforme attribué en 1796, habit à châle en 1798 |
| 1804-1815 | Premier Empire | Maintien de l’uniforme existant |
| 1816-1822 | Restauration | Tenue bourgeoise (suppression de l’uniforme) |
| 1822-1870 | Restauration/Monarchie de Juillet/Second Empire | Rétablissement de l’uniforme militaire en 1822 |
| 1889 | Troisième République | Vareuse courte à sept boutons |
| 1903 | Troisième République | Grenade au collet remplaçant les lauriers |

Composition et symboles du Grand Uniforme moderne
Le Grand Uniforme de l’École polytechnique constitue aujourd’hui l’une des tenues militaires les plus reconnaissables de France. Tous les élèves ingénieurs polytechniciens, qu’ils soient français ou internationaux, reçoivent cet uniforme réalisé sur mesure, témoignage vivant de plus de deux siècles de tradition académique et militaire.
Les éléments emblématiques du Grand Uniforme masculin
La composition du Grand Uniforme masculin repose sur plusieurs pièces iconiques qui forment un ensemble d’une rare élégance. La tunique noire constitue la pièce maîtresse de cette tenue, confectionnée en drap de qualité supérieure. Cette tunique s’accompagne d’un pantalon en drap noir rehaussé de bandes rouges sur les côtés, rappelant les couleurs traditionnelles de l’École.
Le bicorne représente sans conteste l’élément le plus distinctif de l’uniforme polytechnicien. Coiffure militaire héritée du Premier Empire, il arbore fièrement la cocarde tricolore et le plumet rouge ou jaune selon les promotions. Cette coiffure, portée en bataille avec les cornes sur les côtés, confère aux polytechniciens leur silhouette si particulière lors des cérémonies officielles.
L’épée, surnommée « tangente » dans l’argot polytechnicien, complète cette panoplie d’apparat. Cette dénomination fait référence au vocabulaire mathématique, discipline fondamentale de l’École, et illustre l’appropriation par les élèves de leur équipement militaire à travers un langage codé. Le ceinturon porte-épée en cuir noir verni maintient cette arme d’honneur au côté gauche de l’élève.
La création du Grand Uniforme féminin en 1972
L’ouverture du concours de l’École polytechnique aux femmes en 1972 nécessite la création d’un Grand Uniforme féminin adapté. Cette mission est confiée au couturier Pierre Cardin, figure emblématique de la haute couture française. Selon les mémoires de l’époque, le modèle définitif aurait été sélectionné avec l’aide de l’épouse du directeur de l’École, témoignant de l’attention particulière portée à cette création historique.
Le Grand Uniforme féminin se distingue par plusieurs spécificités adaptées à la morphologie féminine :
- Une jupe noire remplaçant le pantalon masculin
- Un jabot blanc ornant le col de la tunique
- Des bottes noires (depuis la promotion 1976)
- Un tricorne moins haut que le bicorne masculin
Le tricorne féminin mérite une attention particulière. Initialement confectionné sur un modèle provenant de l’Opéra de Paris, il subit une modification dès la promotion 1973. Les polytechniciennes reçoivent alors un tricorne de hauteur réduite, orné d’une cocarde tricolore et d’un cul-de-dé (galon doré), harmonisant l’ensemble avec les codes esthétiques de l’époque.
Symbolique des couleurs et traditions vestimentaires
Les couleurs du Grand Uniforme portent une symbolique profonde ancrée dans l’histoire de l’École. Le rouge ou le jaune des plumets et galons distinguent les promotions selon un système codifié : les promotions paires arborent le rouge, tandis que les promotions impaires portent le jaune. Cette alternance chromatique permet d’identifier immédiatement l’année d’entrée d’un polytechnicien lors des rassemblements.
| Élément | Couleur | Symbolique |
| Tunique | Noir | Sobriété militaire |
| Bandes de pantalon | Rouge | Tradition militaire française |
| Plumet | Rouge ou jaune | Distinction des promotions |
| Brandebourgs | Or | Prestige académique |
L’argot polytechnicien s’est approprié l’uniforme à travers un vocabulaire spécifique. Outre la « tangente » pour désigner l’épée, les élèves utilisent le terme « GU » (prononcé « gue-u ») pour évoquer leur Grand Uniforme. Cette familiarité linguistique témoigne de l’intégration de cette tenue dans l’identité collective des polytechniciens, transformant un équipement militaire en symbole d’appartenance à une communauté d’excellence.
Les insignes et attributs distinctifs
Chaque élément du Grand Uniforme porte des insignes révélateurs du statut et de la fonction de son porteur. Les épaulettes dorées, les boutons portant l’inscription École polytechnique, et les alphas de bras blancs ornés d’un liseré rouge constituent autant de marqueurs visuels de l’appartenance à cette institution d’élite. Ces détails, minutieusement réglementés, participent à l’homogénéité visuelle recherchée lors des cérémonies officielles.
Le Grand Uniforme moderne perpétue ainsi une tradition séculaire tout en s’adaptant aux évolutions sociétales. Cette synthèse entre héritage historique et modernité fait du « GU » polytechnicien l’un des uniformes les plus emblématiques du paysage éducatif français contemporain.

Usage contemporain et débats sur le port de l’uniforme
Aujourd’hui, le Grand Uniforme de l’École polytechnique occupe une place particulière dans la vie des élèves ingénieurs. Contrairement aux époques antérieures où les polytechniciens portaient quotidiennement différentes tenues militaires, l’usage contemporain du GU se limite désormais à des occasions spécifiques et solennelles.
Un usage restreint aux grandes occasions
Les élèves de Polytechnique ne portent plus l’uniforme lors des enseignements quotidiens. Le Grand Uniforme est aujourd’hui réservé aux conférences militaires importantes avec des intervenants extérieurs de haut rang, ainsi qu’aux manifestations officielles liées à l’École. Les cérémonies militaires constituent les moments privilégiés de port du GU, notamment lors du défilé du 14 juillet sur les Champs-Élysées, où les polytechniciens paradent bicorne vissé sur la tête et épée au côté.
Cette évolution marque une rupture significative avec l’histoire de l’École. Jusqu’à la promotion X1985, les élèves disposaient de plusieurs tenues : l’uniforme d’intérieur surnommé « BD » (battle-dress), la tenue de sortie inspirée du génie, et le Grand Uniforme pour les occasions solennelles. Toutefois, à partir de 1975 et l’inversion du service militaire, les élèves arrivaient déjà avec la tenue de leur année militaire, ce qui modifiait le système des tenues.
La disparition progressive des uniformes d’intérieur
La « BD », héritée des uniformes de l’armée britannique après la Seconde Guerre mondiale, devient particulièrement impopulaire auprès des élèves dans le contexte de Mai 68 et post-68. Cette tenue d’intérieur, jugée laide et inconfortable, déclenche de multiples « grèves de l’uniforme » : en 1972, 1975, 1977, témoignant du rejet croissant des élèves.
« La BD grattait fort en plus d’être laide », confirme Christine Chiquet, ancienne élève, rappelant l’inconfort de cette tenue qui marquait le quotidien des polytechniciens.
La promotion X1985 obtient finalement la suppression définitive de l’uniforme d’intérieur. Dès lors, le Grand Uniforme devient le seul uniforme des polytechniciens, marquant la fin d’une époque où les élèves évoluaient quotidiennement en tenue militaire.
La réforme de 1996 et ses conséquences
Une seconde rupture intervient avec la mise en place de la formation civile en 1996, année de la fin de l’obligation de service militaire. La réforme de 2000 convertit ensuite l’année de service en « stage de formation humaine et militaire ». Cette transformation modifie profondément le rapport à l’uniforme : une partie considérable des élèves, jusqu’à une centaine, effectuent désormais leur stage au sein d’associations totalement civiles. Par définition, ces derniers n’ont plus d’uniforme militaire, marquant la fin de la tenue de sortie.
Les débats contemporains sur le retour à la militarité
Depuis 2020, l’esprit de défense et l’économie de guerre remettent en question l’organisation actuelle. Des voix s’élèvent parmi les anciens élèves pour proposer un retour partiel à l’uniforme quotidien. Serge Delwasse et d’autres anciens polytechniciens avancent des propositions concrètes pour une nouvelle tenue intermédiaire.
Trois questions fondamentales se posent systématiquement dans ces débats :
- L’École polytechnique est-elle une école civile ou militaire ?
- Les élèves sont-ils prêts à accepter un retour de l’uniforme ?
- Quel coût représenterait une telle mesure ?
Les propositions de nouvelles tenues
Les partisans du retour à l’uniforme proposent un ensemble basé sur les couleurs du GU : pantalon et veste noirs, chemisette blanche, pull état-major noir, bonnet de police. Cette approche « astucieuse » récupérerait des effets existants : le calot, le pantalon de GU, les bottines, ou des effets en dotation dans les forces armées comme la veste noire de la gendarmerie.
« Nous pensons qu’on peut descendre en dessous de 200 € par élève, soit moins de 100 k€ par promotion », estiment les promoteurs de cette initiative.
Ces débats révèlent les tensions contemporaines autour de l’identité de l’École polytechnique, oscillant entre tradition militaire et modernité civile, dans un contexte où la question de la défense nationale retrouve une actualité particulière.